Le latin à travers la musique vocale profane ou religieuse

 

Activités transdisciplinaires

Jérôme Dewasch, professeur de lettres classiques

au collège Jacques Cartier de Chauny.

 

 

 

On craint souvent, à tort ou à raison parfois, de faire sortir nos disciplines de leur cadre propre. Peur qu’elles soient contaminées au contact des autres disciplines. Peur qu’elles se noient et perdent leur âme dans les projets que nous pourrions entreprendre. Peur qu’elles soient, en partie ou totalement, sacrifiées sur l’autel des nouvelles démarches pédagogiques.

Il semble cependant que les langues anciennes aient tout à gagner à s’ouvrir aux démarches transdisciplinaires, au moins pour deux raisons :

1)     Si on considère qu’un des objectifs de l’enseignement des langues anciennes au collège est de mettre en lumière l’influence des civilisations grecque et latine sur notre monde, tant sur le plan culturel, politique, historique que linguistique, on ne peut ignorer les interactions naturelles qui s’établissent entre les langues anciennes et les autres matières.

2)     Dans notre volonté de promouvoir les langues anciennes, il peut s’avérer salutaire de faire sortir celles-ci de leur autarcie pour leur permettre de participer à une dynamique, vivante et novatrice, reposant sur des démarches transversales.

 

Pour illustrer notre propos, nous proposons la séquence suivante, démarche transdisciplinaire Latin / Education musicale, menée dans une classe de 3ème : « Le latin à travers la musique vocale, profane ou religieuse ».

Cette séquence est née tout simplement d’un désir conjoint de faire découvrir aux élèves des pièces célèbres. Les œuvres ont été choisies pour leur intérêt didactique, mais aussi, pour certaines, parce qu’elles font partie en quelque sorte de « l’inconscient collectif » ; nous pensons, notamment, au « O Fortuna », qui apparaît fréquemment dans les médias (publicité, cinéma …), et il nous semblait intéressant de faire découvrir ce chant, sa signification et sa portée. Il s’agit donc d’une démarche de découverte et d’enrichissement culturel, même si, nous le verrons, elle n’exclut pas l’acquisition de savoirs et de compétences dans chacune des disciplines concernées.

 

 

Œuvres supports de la séquence :

 

 

ü      Œuvre de référence : 

Carmina Burana , de Carl Orff (1937) :

-         « O Fortuna »

 

ü      Œuvres satellites et comparatives :

 ·        Chants grégoriens :

-         Antienne d’entrée « Dominus dixit ad me » dans le 2ème mode

-         Agnus IV dans le 6ème mode

 

·        Requiem, de Gabriel Fauré (1888)

-         « Libera me » (dans le mode Ré)

 

·        Requiem, de Mozart (1791)

-         « Dies Irae »

 

 

 

 

L’objectif interdisciplinaire est d’étudier le rapport texte / musique dans ces œuvres. Dans le cours de latin, on analyse les textes, afin d’approfondir les thèmes abordés et de proposer une traduction pour le cours de musique. En effet, dans cette classe, seuls 11 élèves sont latinistes ; ils ont pour mission d’élucider les textes pour leurs autres camarades. C’est une responsabilité, mais aussi un rôle gratifiant. En outre, l’analyse des textes doit permettre de mettre mieux en évidence la composition et la structure musicale des œuvres.

 

 

Exemple 1 : « O Fortuna »

 

 

Les Carmina Burana de Carl Orff se composent de 26 pièces musicales, divisées en trois parties :

-         « Fortuna, Imperatrix mundi » (pièces en latin)

-         « Uf dem Anger » (pièces en allemand)

-         «  Blanziflor et Helena »

Carl Orff a mis en musique un recueil de poèmes et de chansons datant des XIIè et XIIIè siècles, et découverts en 1803 dans un monastère bénédictin, au couvent de Benediktbeuren. Pièces profanes, ces œuvres sont tantôt d’inspiration dionysiaque (la nature, l’amour), tantôt satiriques (mœurs).

La pièce que nous avons choisie, « O Fortuna », sert d’ouverture et de conclusion aux Carmina Burana. Elle met en scène la déesse romaine Fortuna, maîtresse du destin, entre les mains de laquelle l’homme demeure impuissant.

 

 

Dans le cours de latin, après une écoute musicale, on distribue le texte suivant :

 

 

 

 

O Fortuna

 

O Fortuna

Velut luna

Statu variabilis

Semper crescis

Aut descrescis ;

Vita detestabilis

Nunc obdurat

Et tunc curat

Ludo mentis aciem,

Egestatem,

Potestatem

Dissolvit ut glaciem

 

Sors immanis

Et inanis

Rota tu volubilis,

Status malus,

Vana salus

Semper dissolubilis,

Obumbrata

Et velata

Michi quoque niteris ;

Nunc per ludum

Dorsum nudum

Fero tui sceleris.

 

Sors salutis

Et virtutis

Michi nunc contraria,

Est affectus

Et defectus

Semper in angaria.

Hac in hora

Sine mora

Corde pulsum tangite ;

Quod per sortem

Sternit fortem,

Mecum omnes plangite !

 

 

 

 

Lexique

Les mots en caractères gras sont à  retenir.

 

Noms :

Status, us, m : état, posture, position

Mentis acies : intelligence, esprit

Egestas, -atis, f : pauvreté, indigence

Rota, ae,f : la roue

Salus, -tis, f : salut (= conservation)

Scelus, -eris, n : intentions criminelles, scélératesse

Angarium, ii, n : corvée de charroi = esclavage, contrainte

Mora, -ae, f : délai, retard

 

Adjectifs :

Immanis, -e : monstrueux

Inanis, -e : vide

Volubilis, -e : qui tourne

 

Verbes :

Obduro, -as, -are, -avi, -atum : rendre insensible

Dissolvo ut glaciem : fondre comme  la glace

Obumbro, -as, -are, -avi, -atum : ombrager, couvrir d’ombre

Velo, -as, -are, -avi, -atum : voiler, couvrir

Afficio, -is, -ere, -feci, -fectum : pourvoir de, disposer, affecter

Deficio, -is, -ere : se séparer de, se défaire

Sterno, -is, -ere : abattre, terrasser, renverser

Plango, -is, -ere, planxi, planctum : se lamenter, pleurer

 

Mots-liens :

Velut : comme

Nunc … tunc : tantôt … tantôt

Ut : comme

Quod : parce que

 

 

Pour éviter tout contresens de la part des élèves, nous commençons par présenter la déesse latine de la Fortune, qui  commande au destin de toutes choses et de tous les hommes. Elle a pour attributs la corne d’abondance, et aussi le gouvernail ( !).

Ensuite nous proposons, à l’aide du lexique, une lecture linéaire du chant, pour en faciliter la compréhension. En effet, sous une apparente limpidité, la structure n’est pas si évidente, parce qu’elle fonctionne à certains moments par énumérations ou par expansions. Cette lecture est ponctuée d’activités sur l’étymologie de certains mots rencontrés.

Les élèves s’interrogent sur la figure de la Fortune dans ce texte : quelle image en est donnée ? positive ou négative ? optimiste ou pessimiste ? Des relevés de champs lexicaux permettent de mettre en lumière une vision fataliste du destin : irrévocable, soumis au seul désir de cette déesse « criminelle ». 

Enfin on réfléchit sur la structure du texte en mettant en évidence sa progression. Les élèves remarquent sans peine un changement significatif à la fin de la deuxième strophe : l’apparition du « Je » dans le passage « Nunc per ludum dorsum nudum fero tui sceleris ». Et le dernier mot du texte, qui s’adresse à nous : « plangite ». Parallèlement les indications temporelles renforcent l’effet dramatique de la seconde partie du texte : « Nunc » deux fois présent, puis « hac in hora », plus précis, plus tragique : l’heure fatale se rapproche, irrémédiablement.

Grâce à ce travail préliminaire, le groupe peut élaborer une traduction qui ne soit pas un simple exercice mécanique, mais un acte réfléchi s’appuyant sur la compréhension et les enjeux de l’œuvre. La véritable difficulté est de respecter le rythme du texte, de proposer une version française lisible, sans trahir la structure d’ensemble. C’est un travail d’initiation intéressant pour des latinistes de 3ème, d’autant que le résultat sera soumis à leurs camarades pour le cours de musique.

 

 

 
 

Traduction des élèves

O Fortune

Comme la lune

Attitude variable

Toujours tu croîs

Ou tu décrois.

La vie détestable

Tantôt néglige

Et tantôt ménage

Par jeu notre esprit

La pauvreté

Et le pouvoir

Fondent comme la glace

 

Sort monstrueux

Et vide,

Toi la roue tourbillonnante,

Attitude maléfique,

Salut vain,

Toujours dissout,

Ombrée

Et voilée

Tu m’éclaires aussi.

Maintenant par jeu

Mon dos nu

Je l’offre à tes intentions criminelles

 

Le salut

Et le courage

Me sont maintenant contraires

Ils sont faits

Et défaits

Toujours dans l ‘esclavage.

A cette heure,

Sans retard

Touchez les battements du cœur ;

Puisque le sort

Abat le fort

Avec moi, vous tous, pleurez !

 

 

 

Le cours de latin va donc jouer un rôle dans la découverte musicale : les élèves retrouveront et pourront de ce fait expliquer des phénomènes observés dans la lecture du texte. L’étude, centrée uniquement sur un travail auditif, met en relief les effets sonores, leur intensité progressive par rapport à la gravité du texte :

-         Le ton est donné avec une introduction double forte et pesante sur chacune des syllabes.

-         Deux premières strophes : chœur à l’unisson, ostinato. Un thème identique tout au long de la pièce : quatre notes entrecoupées d’un silence, comme la marche de cette déesse inflexible, de ce destin inaliénable.

-         A la fin de la 2ème strophe, « Nunc per ludum … », apparition de timbales et de grosses caisses.

-         3ème strophe : Surprise avec l’apparition du double forte inattendu ; le chœur chante dans l’aigu ; les instruments se déchaînent (bois, cordes, cuivres). A la fin le tempo est accéléré, l’orchestre se déchaîne alors que le chœur chante une seule note.

L’étude de la structure musicale rend compte de l’intensité dramatique progressive du chant, de l’atmosphère de plus en plus oppressante qui règne : la Fortune fait son œuvre, et l’homme, entre ses mains, prisonnier,  doit s’y soumettre ; ils sent son heure, son moment approcher … ce qu’il vit, nous le vivrons tous. 

Les élèves s’attachent aussi aux instruments utilisés, et qui renforcent le côté dramatique de la pièce : violoncelles et contrebasses qui annoncent la sentence fatale, les percussions dont le gong, résonnant, et les timbales, symboliques. Les instruments suivent l’intensité utilisée par les voix.

 

 

 

 

Exemple 2 : « Libera me »

 

Cette pièce est extraite du Requiem de Gabriel Fauré (1888). Pièce courte où la musique vient illustrer ce moment de recueillement et de paix intérieure.

 

 

 

Libera me, Domine,

De morte aeterna,

In die illa tremenda

Quando coeli movendi

Sunt et terra ;

Dum veneris judicare

Saeculum per ignem.

 

 

 

 

 

Libère-moi, Seigneur,

De la mort éternelle,

En ce jour redoutable

Quand les cieux

Seront en mouvement et la terre ;

Quand tu viendras juger

Le peuple par le feu.

 

 

 

 

Le texte latin est facilement compréhensible, et nous relaterons seulement deux anecdotes qui éclairent notre démarche transdisplinaire.

 

D’abord le travail en musique, axé à nouveau sur la structure du chant (cette fois-ci les élèves ont la partition devant les yeux et l’ont chantée avec accompagnement musical) met en valeur les mots vus dans la traduction, et souligne leur importance.

Dans l’expression « in die illa tremenda», évocation possible du Jugement dernier :

-         le démonstratif « illa » prend toute sa mesure, pour ainsi dire, par le saut d’octave.

-         l’effet dramatique est encore renforcé par l’intervalle de quinte sur « tremenda ».

-         l’expression « in die illa » est répétée, accompagnée de roulements de timbales.

Dans l’expression « Quando coeli movendi sunt et terra » :

-         De « quando » à « sunt », le chant traduit cette montée progressive vers le ciel en paliers successifs et en notes conjointes.

-         L’expression « quando coeli movendi sunt » est redite, 2ème palier pour aboutir au Ré aigu (note la plus aigue de la partition).

-         Mise en valeur du « et terra » : chute brutale du ciel vers la terre par saut de 7ème .

Il faut voir les élèves exprimer leur enthousiasme en découvrant par eux-mêmes ces incidences entre texte et musique.

 

Deuxième anecdote : durant le cours de latin, les élèves avaient interprété négativement le terme « ignem », voyant dans cette ultime évocation de la mort une image de châtiment et de souffrance. Or l’étude du mouvement musical leur a permis de corriger cette représentation : le mouvement final va vers l’apaisement, et on pourrait envisager l’image du feu davantage comme une purification bénéfique.

 

Des activités transdisciplinaires

 

Une telle séquence est naturellement « décrochée » de la progression annuelle en latin. D’abord hors-programmes, les textes abordés ici ne sont pas, en outre, le lieu d’un apprentissage de la langue. Cette séquence reste donc une brève « excursion », singulière.

Cependant elle ne sacrifie pas la displine et, à défaut de l’isoler,  elle l’ouvre à d’autres champs de connaissance. Elle confronte les élèves à des œuvres universelles, ancrées dans un héritage culturel qui nous est commun. De même elle inscrit l’histoire de la  langue latine dans l’Histoire européenne, et met en évidence une autre caractéristique, parfois négligée, de la présence et de l’influence du latin.

Les activités transdisciplinaires ne sont pas seulement une démarche pédagogique, elles relèvent aussi d’une certaine vision du monde. N ous avons besoin de ces « croisements de disciplines », pour mieux appréhender certaines réalités, et, dans le cadre de l’enseignement, certains objets d’étude. L’interaction rend plus cohérente, plus complète, et finalement plus compréhensible la démarche de l’enseignant. Quant aux élèves, ils réalisent en même temps que nous l’unité et la cohérence de certains apprentissages.

 

 

***

 

 

ANNEXE

Quelques expériences d’activités transversales en langues anciennes

 

 

q       Latin / Français :

-         Le fantastique : parallèlement à l’étude de ce registre en 4ème, étude en latin d’extraits mettant en scène de futurs topoï de la littérature fantastique : le fantôme (Pline le Jeune), le loup-garou (Pétrone)

-         L’autobiographie : Comparaison intéressante notamment entre le vol des pommes (Saint-Augustin) et le ruban volé (chez Rousseau) ou s’expriment la culpabilité et l’idée de confession.

-         La poésie lyrique : un groupement de textes en Français (Ronsard, Lamartine, Hugo, Verlaine) et l’étude de plusieurs carmina de Catulle.

L’étude parallèle de ces différents genres ou registres permet d’inscrire la littérature latine dans l’histoire de la littérature européenne. Les élèves sont à même de mieux saisir son influence, l’héritage qu’elle a laissé. Elle offre aussi des entrées variées et intéressantes dans la lecture des textes antiques. Pour l’étude de Catulle, par exemple, on s’appuie sur des notions abordées dans le cours de français sur le lyrisme, et on leur propose, plutôt que de traduire linéairement le poème, de relever des champs lexicaux et de repérer des effets littéraires : répétitions, systèmes d’oppositions … ou encore de retrouver des grands thèmes chers aux poètes lyriques. 

 

q       Latin / Grec / Education civique :

-         L’étude des Institutions françaises, au programme d’éducation civique de 3ème,  et des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, peut être éclairée par un travail sur la démocratie athénienne et la république romaine, selon deux axes :

1)     L’héritage antique dans la création de nos institutions.

2)     La comparaison(nécessaire) entre ces trois institutions dans leur fonctionnement.

 

 

q       Les Itinéraires de découverte :

-         Les volcans : Langues anciennes / SVT

Conjointement à  l’étude des phénomènes volcaniques, une plongée dans la mythologie (Vulcain) et une étude de cas célèbre : Pompéi et l’éruption du Vésuve en 79. Le latin est abordé « dans le texte » à travers le récit de Pline le Jeune et les recueils d’inscriptions de Pompéi.

-         La métamorphose : Langues anciennes / Français /Arts plastiques

Le thème de la métamorphose est traité dans sa dimension littéraire :

§         Les Métamorphoses d’Ovide : « Le chaos et la naissance du monde », « Arachné », « Daphné », « Pygmalion ».

§         Les métamorphoses du langage : expressions courantes héritées de la mythologie.

La métamorphose est abordée dans sa dimension plastique :

§         « Un dessin sens dessus dessous » puis « Défaites le chaos ».

§         Réalisation d’une exposition à partir de productions d’élèves sur les métamorphoses du langage. Objectif : métamorphoser le CDI et « exposer sans illustrer ».

-         Les éléments naturels, croyances et connaissances : Langues anciennes / Géographie / Education civique

Axe 1 : Les connaissances :

§         « Comment fonctionne la machine- Terre ? »

§         Les risques majeurs : inondations, séismes, tremblements de terre …

      Axe 2 : Les croyances antiques :

§         Des dieux qui gouvernent les éléments : ciel, terre, eau et feu

§         Des mythes : la création du monde, le déluge, l’Atlantide …

Axe 3 : Travail sur le langage

§         Expressions et proverbes à partir des mots « eau », « terre », « feu » et « ciel »

§         Les symboles attachés aux 4 éléments.

 

q       Un projet en 2004 :

-         Les Jeux Olympiques au collège ! : Langues anciennes / EPS

En 2004, Athènes est la ville d’accueil des Olympiades. L’idée est de reconstituer une cérémonie antique des Jeux, conçue par les élèves hellénistes, avec la participation « sportive » d’une classe de 6ème