L’amour et le surnaturel dans la poésie latine

 

Une séquence proposée par Rémi Lassalle,

professeur de Lettres classiques au collège Jean-Marc Laurent à Amiens.

 

 

 

                                                                                      

 

L’étude proposée dans ces pages est destinée à des classes de troisième. Elle se présente sous une forme qui essaie de tenir compte du vagabondage intellectuel dans lequel prend consistance un cours, au point où se rencontrent le dessein de l’enseignant et la spontanéité des élèves. Les propositions qui suivent ne mériteront le nom de séquence que chaque fois que, suivant sa liberté, son génie personnel et le niveau de ses élèves, l’enseignant les aura réalisées.

Une perspective littéraire a présidé à la naissance de ces propositions. D’innombrables occasions surgiront, qui permettront d’infléchir le discours professoral vers d’autres perspectives comme l’étude de la langue, par exemple. Le corpus présente des textes où le discours amoureux, mis en voix toujours diversement, s’incarne dans des genres divers.

La lecture des textes se fait par le biais d’une observation des éléments caractéristiques de la poésie qui sont, pour l’œil des élèves et leur esprit, les plus spectaculaires. Ces éléments formels conduisent la classe à la mise en évidence d’un sens. Le recours à la traduction est, dès lors, adventice.

 

Corpus :

 

Catulle, Poésies, « Vivamus, mea Lesbia…. ».

Du Bellay, Regrets, LIII, « Vivons (Gordes) vivons… »

 

Ovide, Métamorphoses, X, vers 247-261.

 

Virgile, Bucoliques, VIII, vers 68-90.

 

 

Cet ordre correspond à une mise à distance croissante du discours amoureux par rapport au sujet de l’énonciation. On pourrait imaginer une autre démarche fondée par exemple sur une dramatisation du discours, qui consisterait à suivre les étapes d’une passion amoureuse : la naissance de l’amour (Ovide), l’amour sensuel (Catulle), l’amour perdu (à partir, par exemple, de l’élégie I, 18 de Properce qui serait intercalée en traduction), le retour de l’être aimé (Virgile). Les propositions qui trouvent ici leur formulation suivent l’ordre suggéré par le corpus. Pour le déroulement, on l’indiquera au moyen de termes volontairement vagues : dans l’ordre, début ; milieu ; fin. Seul le professeur est en mesure de connaître le cheminement qui lui convient.

 

Objectifs :

 

 

Objectifs littéraires : le lyrisme poétique ; la notion de mythe ; la bucolique.

 

Objectifs linguistiques : -l’emploi du subjonctif en proposition indépendante ou principale ; l’impératif ; les verbes déponents.

                                               -l’ensemble des mots qui, par dénotation ou par connotation, renvoient à l’isotopie amoureuse : champ lexical du surnaturel, du corps, des sentiments.

 

 

 

 

Les premières séances visent à indiquer aux élèves la méthode générale d’appréhension des textes. Elles s’inscrivent par ailleurs entièrement dans la réflexion littéraire et linguistique qui est au centre de la séquence.

 

 

Ces deux poèmes sont liés par une parenté directe : Du Bellay imite Catulle. Cette confrontation peut être fructueuse pour la raison suivante : d’une part, le poème de Du Bellay suit celui de Catulle dans la progression générale, dans le motif, dans la syntaxe et le lexique ; d’autre part, sous ces deux formes presque identiques, les deux pièces développent, selon des registres opposés, une variation sur un thème épicurien : Du Bellay ricane en philosophe ; Catulle chante sa passion avec une pathétique simplicité.

 

On propose de donner simultanément aux élèves les deux textes. Catulle est donné sans traduction. Les similitudes évidentes amènent à une observation systématique des formes poétiques communes aux deux poèmes, afin de mettre en évidence la singularité de l’expression poétique de l’amour chez Catulle. Les observations des élèves seront, par exemple, ordonnées autour de la perception des éléments suivants :

-progression formelle et thématique ; énonciation.

-relevé des mots mis en exergue par le rythme et la rhétorique poétique.

-observation des jeux sonores.

 

Vivons, Gordes, vivons, vivons, et pour le bruit
Des vieillards ne laissons à faire bonne chère :
Vivons, puisque la vie est si courte et si chère,
Et que même les rois n'en ont que l'usufruit.

Le jour s'éteint au soir, et au matin reluit,
Et les saisons refont leur course coutumière :
Mais quand l'homme a perdu cette douce lumière,
La mort lui fait dormir une éternelle nuit,

Donc imiterons-nous le vivre d'une bête ?
Non, mais devers le ciel levant toujours la tête,
Goûterons quelquefois la douceur du plaisir,

Celui vraiment est fol, qui changeant l'assurance
Du bien qui est présent en douteuse espérance,
Veut toujours contredire à son propre désir.

Du Bellay


 

Vivamus, mea Lesbia, atque amemus,
rumoresque senum severiorum
omnes unius aestimemus assis.
soles occidere et redire possunt:
nobis, cum semel occidit brevis lux,
nox est perpetua una dormienda.
da mi basia mille, deinde centum,
dein mille altera, dein secunda centum,
deinde usque altera mille, deinde centum.
dein, cum milia multa fecerimus,
conturbabimus illa, ne sciamus,
aut nequis malus invidere possit,
cum tantum sciat esse basiorum.

Catulle


 

 

 

Lecture du poème LIII des Regrets.

 

§         Progression formelle et thématique.

Strophe 1. On peut y lire une proclamation du thème épicurien, appuyée sur un tableau saisissant (« vieillards ») et une double preuve («vie courte », « Roys »). On peut parler de lieux communs, dans cette strophe scandée par le retour de l’impératif de première personne du pluriel.

Strophe 2. Cette strophe développe sur le mode métaphorique le caractère éphémère de la vie de l’homme. Elle est construite sur l’opposition des vers 7-8 (connecteur « Mais »). On peut signaler notamment le chiasme du v.5 (« au soir/au matin »). La première personne de la strophe 1 a disparu : la voix se fait impersonnelle, philosophique et confine encore au lieu commun.

Strophe 3. Cette strophe est syntaxiquement liée aux deux premières par l’adverbe conclusif « Donq », qui inaugure dans le sonnet un deuxième mouvement : ce caractère rhétorique est accentué par l’interrogation oratoire. Le futur prend une valeur d’ordre, et l’effacement du pronom personnel de première personne, courant au seizième siècle, rapproche le poème de son modèle latin.

Strophe 4. Cette strophe formule une maxime épicurienne et montre que l’individuel n’est pas la visée du poète. Pour l’énonciation, elle rappelle la strophe 2 et suggère une progression croisée au-dessus de la progression linéaire de l’argumentation.

 

La progression d’ensemble du poème est donc celle d’une argumentation fermement construite et fondée sur des lieux communs. Le « Je » ne s’y montre que masqué.

 

§         Mots mis en exergue par le rythme et la rhétorique poétique.

-         l’apostrophe « Gordes » : le nom est mis en position centrale (au milieu du premier hémistiche), et initiale (au premier vers) ; cette apostrophe n’est jamais reprise par un pronom de deuxième personne. Elle fait de Gordes moins un autre que le double du poète.

-         « Gordes » est enchâssé au cœur de l’exhortation scandée par la répétition anaphorique des impératifs « vivons ». Ces impératifs occupent tout le premier hémistiche ; ils font le début des vers 1 et 3.

-         Ces impératifs qui ouvrent le poème ont pour symétriques les mots « plaisir » et « désir », placés tous deux en fin de vers, et qui, cousant les deux tercets, concluent le poème.

 

§         Observation des jeux sonores.

-         L’assonance des [i] relie « vivons », « vie », « vivre », « plaisir », « désir », et crée une résonance qui prolonge peut-être ironiquement l’enjambement « le bruit / Des vieillards ».

-         La voyelle nasale [on] des impératifs, de « saison », propre à exprimer la monotonie, exprime peut-être aussi la douleur. Ce jeu est soutenu comme une basse continue par le jeu de la spirante [v] (« vivons », « vieillard », « vie », « vivre », « devers », « vrayment », « veut », etc.).

 

Dans ce poème construit de façon très rhétorique, la souffrance s’exprime pleinement, mais elle est toujours dominée par le ricanement et la distanciation de l’ironie.

 

 

Lecture du poème « Vivamus, mea Lesbia » de Catulle.

 

Les procédés observés chez Du Bellay sont au centre de la lecture.

 

§         La progression formelle et thématique.

Les élèves pourront constater le parallélisme des deux architectures d’ensemble : quatre strophes chez Du Bellay, quatre phrases chez Catulle. Les élèves formuleront l’hypothèse d’une superposition exacte des deux structures poétiques et essaieront de la vérifier.

Vers 1 à 3 : ce premier mouvement contient la proclamation du thème épicurien et l’émergence du thème de l’amour. On retrouve le tableau des vieillards, mais sans enjambement (l’enjambement est peut-être chez Du Bellay la marque de la citation). On retrouve la même scansion par les impératifs de première personne du pluriel, mais l’intensité de l’exhortation est assumée par le jeu sonore de la paronomase - et non par l’anaphore, comme chez Du Bellay – qui fait jeu de mot (« amemus » ; « aestimemus »). On peut commenter ce jeu de mot en indiquant le sens d’ « aes », rappelé dans le vers par le nom « assis » dont la sonorité assure le lien avec le mouvement suivant et son premier mot, « Soles ».

Vers 4 à 6 : ce deuxième mouvement semble de prime abord coïncider avec le deuxième quatrain de Du Bellay : on y retrouve le thème du temps astronomique comme métaphore incomplète de la vie ; le même jeu en chiasme sur « brevis lux / Nox perpetua » apparaît. Mais le passage du comparant au comparé se fait par juxtaposition : l’antithèse n’est glosée par aucun connecteur ; de plus ce mouvement est dans la continuité énonciative du premier mouvement (« Nobis »), alors que Du Bellay formulait un discours philosophique général. La pause syntaxique qui conclue cette phrase et ce mouvement est atténuée par l’écho qui réunit, par-delà le vers, « dormienda » et « da ».

Vers 7 à 9 : ce mouvement contient une invitation au baiser, amplifiée par les répétitions de l’adverbe « dein », « deinde » et des adjectifs cardinaux « mille » et « centum ». « centum » clôt les trois vers de ce mouvement et donne à l’ensemble la forme lancinante d’une incantation. Le vers central du passage (v. 8) est construit en miroir : il fait se répondre en ordre inverse « mille » et « centum » d’une part, « altera » et « secunda » d’autre part. Cette construction contribue à créer l’effet pathétique de cette imploration contenue dans les impératifs de deuxième personne. L’incantation se prolonge dans les vers 9 à 13.

Vers 9 à 13 : syntaxiquement, ce mouvement est séparé du précédent par le point, mais il lui est relié par un ultime « dein », qui indique une simple succession chronologique. Le discours poétique abandonne la parataxe qui jusque-là avait dit l’amour dans une pathétique simplicité. Autour d’une principale au futur s’articulent une subordonnée introduite par « cum », puis deux subordonnées au subjonctif introduites par « ne » et exprimant l’empêchement, dont dépend à son tour une subordonnée au subjonctif introduite par « cum » : à nouveau apparaît la figure du chiasme. Cet ultime mouvement opère un brouillage syntaxique qui imite l’accumulation des baisers, mais semble chercher à perdre le lecteur, ou le « quis malus ». Cette construction subordonne, dans l’énonciation, la troisième personne (« quis malus ») à la première (Conturbabimus ») ; elle favorise l’irruption dans le texte de la superstition et du surnaturel, que le discours poétique associe à l’expression de l’amour.

 

La simplicité est dans ce poème un principe d’organisation : la parataxe et l’énonciation de première et deuxième personne sont les formes idéales pour dire la passion amoureuse.

 

§         Mots mis en exergue par le rythme et la rhétorique poétique.

-         Le vocatif « mea Lesbia » est placé en position stratégique, au centre du vers et au tout début du poème ; il est déterminé (contrairement à « Gordes ») par le possessif chargé d’une valeur affective. Il permet, par contraste avec Du Bellay, de montrer la vibration lyrique d’une émotion personnelle.

-         L’enjambement des vers 2 et 3 qui disjoint « Rumores » et « omnes » rappelle Du Bellay. On peut à ce sujet demander aux élèves de mesurer l’effet produit sur des groupes identiques par l’adoption d’un rythme différent : l’enjambement chez Catulle exprime un refus pathétique alors que chez Du Bellay il montre un groupe boiteux et essoufflé. Plus que les mots, c’est leur disposition qui fait sens.

-         Le tragique résumé phonique de « Nox » condense au début du vers 6 les mots « Nobis » et « lux » qui encadrent le vers 5.

-         Les spectaculaires répétitions de l’adverbe « deinde », figures de la passion amoureuse, sont prolongées in fine par un ultime « basiorum » (v. 13) qui termine par un baiser ce poème du baiser.

 

§         Observation des jeux sonores.

La persistance de la constrictive bilabiale [m], qui fait très souvent allitération (vv. 1, 2, 3, 10, 13, etc.), laisse entendre un son étouffé, qu’on peut tenir à volonté, et qui est peut-être le ton du chuchotement  intime. Cette persistance permet de créer une structure sonore sous-jacente qui relie les impératifs à « mille », à « centum », à « basiorum ».

Un autre son, prononcé avec les lèvres, relie « Lesbia », « Nobis », « basia » : mais l’occlusive [b] ne peut pas être tenue à volonté.

 

L’extrême simplicité du poème et la concentration de ses effets permettent d’exprimer avec force la passion amoureuse. Par son économie de moyens apparente, l’écriture de Catulle imite la vie dans sa nudité. L’expression lyrique est ici portée à sa perfection. Par son épure et son énergie, cette pièce poétique est un canevas offert aux épigones.

 

L’exploitation de cette confrontation peut suivre diverses voies ; on en propose ici quelques unes qui trouveront leur limite dans le talent personnel de chacun et ses conditions d’exercice.

Un cheminement possible pourrait consister à proposer, dans une première heure, une comparaison lexicale ; la deuxième heure pourrait être consacrée à une observation de la construction syntaxique des deux pièces. Dans une troisième séance, on pourra réfléchir sur l’acte de traduction ; on trouvera chez Ronsard, ou chez Louise Labé telle pièce poétique qui sera un précieux aliment pour cette réflexion. On se demandera alors quels vers de ces poètes pourraient tenir lieu de traductions, selon qu’on s’attache à la précision syntaxique, à la musique, à l’idée.

On peut disséminer tout au long de cette étude des séances où la langue sera la principale préoccupation. On demandera aux élèves, par exemple, de rédiger en français une exhortation à l’être aimé imitée de Catulle, en utilisant des impératifs latins.

 

           

 

           

 

Cette étude peut être l’occasion de laisser les élèves appliquer, sans autre recours que le texte latin, les méthodes de lecture mises en oeuvre dans le début de la séquence.

Le texte d’Ovide, donné sans traduction, sera accompagné d’un bref exposé de la situation : Pygmalion, roi de Chypre, ému par le vice et l’impiété des filles de son pays, a renoncé à se marier, et passe son temps à sculpter dans l’ivoire une statue de femme. Les élèves sont invités, à partir d’une première série d’observations, à former des hypothèses de sens que le professeur réunira pour formuler les axes d’un commentaire. Au gré des trouvailles, ces axes pourraient être les suivants : le thème de la femme ; le thème de l’amour ; la création artistique ; le merveilleux ; le mythe. On privilégiera deux axes, qui permettront une perception précise du sens de l’ensemble. La lecture par elle-même peut être menée dans le cadre d’une séance d’une heure.

     La démarche adoptée ici consiste à aborder le texte en insistant sur la figure féminine, qu’on associe au thème de l’amour. L’ensemble amène une réflexion sur la création artistique, qu’on associe au merveilleux, puis au mythe.

 

 

Interea niveum mira feliciter arte
sculpsit ebur formamque dedit, qua femina nasci
nulla potest, operisque sui concepit amorem.
virginis est verae facies, quam vivere credas,               250
et, si non obstet reverentia, velle moveri:
ars adeo latet arte sua. miratur et haurit
pectore Pygmalion simulati corporis ignes.
saepe manus operi temptantes admovet, an sit
corpus an illud ebur, nec adhuc ebur esse fatetur.         255
oscula dat reddique putat loquiturque tenetque
et credit tactis digitos insidere membris
et metuit, pressos veniat ne livor in artus,
et modo blanditias adhibet, modo grata puellis
munera fert illi conchas teretesque lapillos                       260
et parvas volucres et flores mille colorum

Ovide, Métamorphoses, X, vers 247-261.

 

I  La figure de la femme.

On attachera une attention particulière au repérage des éléments suivants : les noms évoquant la figure féminine ; les rythmes associés à ces noms.

 

§         Les noms.

-         « virgo », placé en début de vers est mis en valeur ; par les sonorités, il est lié à «reverentia ». Il désigne une jeune fille chaste ou une Vestale.

-         « femina » renvoie à une identité plus sexuelle ; il se rapproche de « femelle ». Il est placé en fin de vers, mais pas au dernier pied.

-         « puellis », pluriel renvoyant à l’idée de bien-aimée, de maîtresse. 

§         Les rythmes.

-         L’enjambement des vers 248-249, qui disloque le groupe « femina /Nulla » suggère un refus ironique.

-         L’enjambement des vers 259-260 peut être interprété comme l’expression de la surprise du cadeau et associé à la peinture de l’amour.

 

Ces observations permettent d’opposer, à travers l’opposition essentielle entre « virgo » et « femina », la pureté et l’impureté (Ovide a été lu au Moyen-âge comme un moraliste). La « virgo » convoque dans le texte l’idée de la divinité, tandis que « puella » évoque la jeunesse et l’amour.

L’expression de l’amour est assumée par des groupes verbaux, qu’on peut distinguer selon qu’ils mettent en exergue le sentiment ou la sensualité. Le verbe « miratur » associe à cette expression l’idée du merveilleux. On peut alors attirer l’attention des élèves sur la forme passive du verbe, et en donner la traduction, active. Le verbe déponent porte l’expression d’un débat intérieur qui renvoie au sujet, c’est-à-dire à l’artiste.

 

II  Célébration de la création artistique.

 

On pourra observer certains procédés d’écriture associés au champ lexical de l’art, dont le repérage n’est pas malaisé : les rythmes ; le jeu des temps.

 

§         Les rythmes.

 

-         La dislocation du groupe « niveum/ebur » crée un effet d’attente qui associe puissamment la pureté et la création artistique.

-         Le nom « Ars », qui inaugure le v.252, place le travail de création au centre du discours poétique. Sa reprise à l’ablatif dans la même phrase est une invitation au déchiffrement du texte comme une célébration de l’art.

 

§        Le jeu des temps.

 

Le texte, essentiellement écrit au présent, met sur le même plan le récit de la création et la formule aléthique « Ars adeo latet arte sua », que les élèves seront invités à traduire : le temporel et l’intemporel, en se rejoignant, ménagent l’espace du mythe.

 

 

 

 

Ce poème peut être lu comme une discrète réflexion morale, où la femme devient prétexte pour un éloge de l’art et de la création artistique comme interprète du merveilleux et comme dépassement du temps.

 

 

 

Cette lecture peut être suivie d’une séance consacrée aux verbes déponents qui feront l’objet de manipulations ; ces manipulations conduiront à la formulation de la règle. On pourra proposer un autre texte où l’emploi des déponents permet l’appréhension du sens de l’ensemble.

Une autre séance peut être consacrée à la traduction de groupes simples : « operisque [sui concepit amorem. », par exemple, ou encore « quam vivere credas », dont la structure peut être l’occasion d’une révision menée à travers une série de manipulations. La lecture d’une traduction peut conclure ce milieu de séquence.

 

 

 

La lecture de ce texte suivra la démarche adoptée pour les textes précédents. Les élèves seront invités à déceler des éléments qui, aisément perceptibles pour l’œil, sont des supports pour l’appréhension du sens. Pour situer le texte, on insistera sur les relais de voix qui permettent d’entendre à la fois le discours de l’amoureuse et le discours sur l’amour : la huitième Eglogue présente une rivalité poétique entre deux bergers, Damon et Alphésibée. Damon chante les amours malheureuses d’un berger abandonné par celle qu’il aimait. Le tour d’Alphésibée vient alors ; elle aussi joue un rôle, et fait parler une paysanne. Les élèves sont une nouvelle fois invités, à partir d’une première série d’observations, à former des hypothèses de sens que le professeur réunira pour  formuler les axes d’un commentaire. Ces axes doivent permettre de rendre compte d’aspects essentiels du texte, comme le traitement de l’amour, le rôle de la magie, le discours poétique. Les observations ont ici été regroupées autour de deux axes, qui ne sont donnés qu’à titre d’indication, dans la mesure où la toute-puissance est dans les mains du sort, qui guide l’esprit –préparé- des élèves et l’esprit d’à-propos de l’enseignant : amour et magie ; la magie poétique. On peut demander aux élèves d’ordonner eux-mêmes leurs observations autour des axes formulés, puis mettre en commun toutes ces trouvailles pour proposer une lecture qui rende compte de ces divers regards.

 

 

     ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
   
  carmina vel caelo possunt deducere Lunam ;
70 carminibus Circe socios mutavit Ulixi;
  frigidus in pratis cantando rumpitur anguis.
 
75
 
 
 
80
 
 
85
 
 
 
  ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
 
terna tibi haec primum triplici diversa colore
licia circumdo, terque haec altaria circum
effigiem duco; numero deus impare gaudet.
  ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
 
necte tribus nodis ternos, Amarylli, colores;
necte, Amarylli, modo et «Veneris» dic «vincula necto».
  ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
 
limus ut hic durescit et haec ut cera liquescit
uno eodemque igni, sic nostro Daphnis amore.
sparge molam et fragilis incende bitumine lauros.
Daphnis me malus urit, ego hanc in Daphnide laurum.
  ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
 
talis amor Daphnim, qualis cum fessa iuvencum
per nemora atque altos quaerendo bucula lucos,
propter aquae rivum, viridi procumbit in ulva,
perdita, nec serae meminit decedere nocti,
talis amor teneat, nec sit mihi cura mederi.
90   ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnim.
   
 

Virgile, Bucoliques, VIII, vers 68-90.

 

I  Amour et magie.

-         « Daphnis », associé à « amore » par la construction des vers 81 et 85, renvoie à l’amant absent.

-         Le vocatif grec « Amarylli » (vers 77 et 78), nettement détaché par la ponctuation caractéristique de l’apostrophe, désigne la servante d’un rite. Il fait implicitement référence à la voix qui donne les ordres, qui peut être la magicienne amoureuse. Cette invocation trouve son symétrique dans le groupe nominal, lui aussi en apostrophe, « mea carmina » : on peut en conclure que ces « carmina » jouent le même rôle qu’Amaryllis et font également référence à une autre voix, celle d’Alphésibée.

-         Le génitif « Veneris » (v.78) renvoie à l’isotopie amoureuse.

-         Cette isotopie est aussi désignée par les noms « Circe » et « Ulixi » (v. 70), qui l’infléchissent vers l’univers de la magie

Le refrain répartit le discours poétique en stances et lui confère le rythme injonctif d’une incantation. Ce rythme est prolongé dans la troisième stance par l’anaphore des impératifs « Necte…/necte » (vers 77-78).-         Le nom « carmina » franchit lui aussi le blanc qui isole le refrain et la stance : il informe la première stance de ce passage, et ouvre les vers 69 et 70. On peut ici indiquer la polysémie du mot qui désigne une formule magique et un chant poétique.

On parvient ainsi à percevoir la mise en scène d’une atmosphère de sorcellerie amoureuse, dont l’enseignant peut donner la clé en quelques mots : par sortilège, la magicienne veut regagner l’amour de Daphnis. ; par son art, Alphésibée veut gagner le concours..

 

II  La magie poétique.

 

§         Disposition graphique.  

-         Les stances évoquent une chanson ; la présence des blancs peut suggérer une reprise de souffle, ou un changement de voix théâtral.

-         Le passage s’ouvre et se clôt sur le refrain : l’encadrement indique la persistance d’un discours immuable au-dessus du discours variable.

-         Le déterminant possessif « mea » du refrain ne se superpose pas avec le « ego » des stances : il met en scène une polyphonie qui relève du jeu théâtral et rappelle la présence d’Alphésibée.

-         Au-dessus de l’univers de la magie, on peut observer des éléments qui renvoient à l’univers poétique : « bucula » (v. 86) peut être rapproché du titre de ces Bucolica carmina. Le poème a pour cadre l’univers pastoral où évoluent pâtres et bœufs. Le champ lexical de la nature, caractéristique de la poésie de Virgile, prolonge cette réalité : les mots « juvencum » (v.85), « nemora » (v. 86), « lucos » (v.86), « viridi…ulva » (v.87) pourront être traduits et commentés comme des motifs de cette poésie en costume des champs. Le « ab urbe » du refrain pourra être présenté comme l’horizon nié, d’où l’amant et la poésie doivent se délivrer.

 

Ces observations, et les réflexions qui les accompagnent, permettent de lire dans ce passage la complexe construction poétique mise  en œuvre dans les Bucoliques, où poésie et théâtre se rejoignent. Le thème de l’amour se trouve une fois encore associé à l’évocation du surnaturel, et le poète, présenté comme l’intermédiaire magique, retrouve la véritable fonction que lui confère son étymologie : il est celui qui crée.

 

 

 

 

Chacun des axes proposés dans cette étude pourrait faire la matière d’une séance d’une heure, qui serait conclue par divers exercices : le premier axe pourrait déboucher sur une traduction du refrain, qui servirait de point de départ à un exercice d’écriture où les élèves traiteraient dans un registre injonctif le sujet : « Vous cherchez à faire revenir l’être aimé ». Le deuxième axe pourrait trouver son prolongement dans l’observation du tableau de Poussin Les Bergers d’Arcadie. (www.Louvre.edu)