Une lettre de Pline le Jeune
L’étude de la langue en classe de quatrième
proposée par Marc Campana, professeur de lettres classiques au collège de Friville-Escarbotin (80)
L’étude de la langue est, de l’avis des élèves, la part la plus rébarbative du travail qui leur est demandé en latin. Néanmoins l’approche préconisée par les nouveaux programmes permet d’en réduire sensiblement le caractère abstrait et « gratuit ». En assujettissant l’apprentissage du lexique et des faits de langue à la lecture des textes latins, il devient possible de découvrir du vocabulaire et de « faire » de la grammaire in vivo. La morphologie et la syntaxe deviennent davantage que des contenus de programmes à acquérir ; elles sont la matière même d’une langue qui « fonctionne » selon des conventions singulières, tout aussi explicables et légitimes que celles qui régissent la langue française ou l’une ou l’autre des langues vivantes qu’étudient les élèves. Ceux-ci, en effet, demandent parfois pourquoi le latin utilise des structures syntaxiques ou un système de déclinaisons que le français ne possède pas. Et il est probable qu’ils s’interrogent de la même manière face aux idiotismes qu’ils croisent en anglais ou en allemand par exemple. Il ne nous semble pas exister de méthode plus opérante pour dépasser cet effet d’un « ethnocentrisme » bien compréhensible, que de replacer les faits de langue dans l’économie même de la langue latine, dans son fonctionnement, par une immersion dans les textes authentiques de toutes sortes. Ainsi, les spécificités du latin peuvent gagner, aux yeux des élèves, en cohérence et en justification.
Une autre difficulté de l’apprentissage de la langue relève, à notre sens, du fait que les élèves ne participent pas toujours suffisamment à l’élaboration des savoirs à acquérir. Par exemple, ils découvrent un fait de langue en l’observant dans un texte, le professeur le leur explique, ils le réemploient dans des exercices puis doivent le mémoriser. Certes la démarche est cohérente en soi, mais a l’inconvénient de ne pas impliquer suffisamment l’élève dans l’appropriation du phénomène considéré, de le confiner dans une posture de destinataire plutôt que de « constructeur » du savoir.
Prenons un exemple simple et concret : la formation de l’imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif actif. La pratique la plus courante consiste, après le repérage éventuel de verbes dans un texte, de faire remarquer que les désinences sont celles déjà observées à l’indicatif imparfait, par exemple, et qu’à chacun de ces temps, le radical de l’infectum ou du perfectum est affecté d’un suffixe («-re-/-se-» pour l’imparfait, « -isse-» pour le plus-que-parfait). Pour favoriser la mémorisation, on signale aux élèves qu’il existe un « truc » commode pour construire l’imparfait et le plus-que-parfait du subjonctif, qui consiste à ajouter les désinences soit à l’infinitif présent soit à l’infinitif parfait. Cela a l’avantage d’être simple et opératoire. Mais nous avons remarqué que les élèves ne réutilisent pas majoritairement ce procédé lorsqu’ils ont à produire ou à identifier l’une des formes verbales considérées. Aussi, nous préférons leur faire « inventer le fil à couper le beurre », afin qu’ils intègrent plus activement le procédé de formation de l’imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif. Voici un exemple de démarche que nous avons proposée à nos élèves, à partir du repérage de verbes au subjonctif imparfait et plus-que-parfait, dans un extrait du De viris illustribus de Lhomond :
1. Les verbes suivants sont au subjonctif imparfait : nollet, rediret, diceret, essent.
Les temps primitifs de ces verbes te sont donnés dans le vocabulaire ou bien sont connus de toi.
a- Sachant que les désinences sont -m, -s, -t, -mus, -tis, -nt, conjugue ces verbes au subjonctif imparfait, dans ton cahier de groupe.
b- Maintenant, en observant la composition des verbes que tu viens de conjuguer, essaie de déduire, avec les camarades de ton groupe, un moyen simple de former l’imparfait du subjonctif en latin ; puis, en t’appuyant sur ce que tu as découvert, conjugue les verbes amo, moneo, mitto, capio, audio, possum.
2. Les verbes suivants sont au subjonctif plus-que-parfait : impetravisset, vidisset, valuisset.
Les temps primitifs de ces verbes te sont donnés dans le vocabulaire ou bien sont connus de toi.
a- Sachant que les désinences sont les mêmes que ci-dessus, conjugue ces verbes au subjonctif plus-que-parfait, dans ton cahier de groupe.
b- Maintenant, essaie de déduire, avec les camarades de ton groupe, un moyen simple de former le plus-que-parfait du subjonctif en latin ; puis conjugue les verbes sum, amo, moneo, mitto, capio, audio.
[Bien évidemment, ce moyen commode d’expliquer la formation de l’imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif n’est pas satisfaisant au regard de la morphologie historique. Mais il ne faut pas se tromper d’objectif : nous ne cherchons pas à former des linguistes. Toutefois, rien n’empêche de proposer à des élèves « demandeurs » l’explication linguistique, comme une information accessoire, un petit luxe que s’offre l’esprit curieux, mais en aucun cas comme un savoir à maîtriser.]
L’avantage de la démarche présentée ci-dessus sur la précédente réside dans le fait que les élèves ont été amenés à découvrir par eux-mêmes le procédé mnémotechnique qui permet de former à coup sûr les deux formes verbales étudiées. A cela, il faut ajouter que le choix du travail en groupes favorise l’efficacité de la recherche. Nous avons pu constater que toutes les fois que les élèves étaient conduits à emprunter une authentique procédure heuristique, ils s’appropriaient plus facilement le savoir et d’une manière plus durable.
Pour illustrer ce que nous venons de développer succinctement, nous proposons ci-dessous une séquence de travail menée avec des élèves de quatrième, dans laquelle nous avons conjugué lecture d’un texte latin – une lettre de Pline le Jeune – et étude de la langue. Nous précisons que nous avons intégré à notre pratique le travail en groupes dans tout type d’activités proposées aux élèves, ce qui oriente nécessairement à la fois le questionnement, les recherches et la démarche présentés.
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Pline le Jeune (Caius Plinius Caecilius Secundus) a vécu de 62 à environ 114 après J.-C. Il a rédigé de nombreuses lettres, qui nous livrent de précieuses informations sur la société et la vie quotidienne de son époque.
1. C. Plinius Aefulano Marcellino suo salutem dat Tristissimus haec tibi scribo, Fundani nostri filia minore defuncta. Qua puella nihil umquam festivius, amabilius, nec modo longiore vita sed prope immortalitate dignius vidi. Nondum annos quatuordecim impleverat, et jam illi anilis prudentia, matronalis gravitas erat et tamen suavitas puellaris cum virginali verecundia.
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Je n’ai jamais rien vu de plus gracieux que cette jeune fille, de plus aimable, ni de plus digne non seulement d’une vie plus longue, mais presque de l’immortalité. |
Comme elle s’attachait au cou de son père ! Et nous, les amis de son père, avec quelle affection et quelle modestie en même temps elle nous serrait dans ses bras ! Et ses nourrices, ses pédagogues, ses maîtres, avec quel tact elle donnait à chacun l’affection qui convenait à sa condition ! Quelle application, quelle intelligence dans ses lectures ! Quelle retenue, quelle réserve dans ses jeux !
2 Qua illa temperantia, qua patientia, qua etiam constantia novissimam valetudinem tulit ! Medicis obsequebatur, sororem, patrem adhortabatur ipsamque se destitutam corporis viribus, vigore animi sustinebat. […] Jam destinata erat egregio juveni, jam electus nuptiarum dies, jam nos vocati. |
En quelle affliction s’est changée tant de joie ! Les mots me manquent pour t’exprimer quel coup j’ai reçu au cœur, quand j’ai entendu Fundanus lui-même, (tant la douleur est féconde en désolantes inventions), ordonner que tout ce qu’il devait dépenser en toilettes, en perles, en pierres, fût employé en encens, en baume, en parfums. C’est un homme instruit et sage, qui dès son jeune âge s’est adonné aux connaissances les plus nobles ; eh bien, aujourd’hui, il dédaigne tout ce qu’il a souvent entendu dire, tout ce qu’il a dit lui-même, et, renonçant à ses autres vertus, il se consacre tout entier à son affection paternelle.
3 Ignosces, laudabis etiam, si cogitaveris quid amiserit. Amisit enim filiam, quae non minus mores ejus quam os vultumque referebat, totumque patrem mira similitudine exscripserat. Proinde si ad eum de dolore tam justo litteras mittes, memento adhibere solacium non quasi castigatorium et nimis forte, sed molle et humanum.
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Pour qu’il les reçoive plus volontiers, il faut compter beaucoup sur le temps. Une blessure encore fraîche redoute la main de médecin, puis elle la supporte et même la réclame ; ainsi une douleur récente repousse et fuit les consolations, puis les désire et, si elles sont apportées avec douceur, y trouve un apaisement. Adieu.
Pline le Jeune, Lettres, V, 16.
Vocabulaire [Tu pourras vérifier dans le lexique le sens des mots qui te manquent. Tu devras retenir les mots en caractères gras.]
tristissimus, a, um: superlatif de tristis, e : triste | vigor, oris, m. : vigueur, énergie |
haec : cela | sustineo, es, ere, -tinui, -tentum : soutenir |
Fundanus, i : Fundanus (ami de Pline) | destino, as, are, avi, atum : destiner à |
defunctus, a, um (participe passé passif) : mort | egregius, a, um : remarquable, distingué |
nihil : rien | eligo, is, ere, -legi, -lectum : choisir |
festivus, a, um : gai, charmant, gracieux (comparatif de supériorité) | nuptiae, arum f. pl. : noces |
amabilis, e : aimable (comparatif de supériorité) | dies, diei, m. : jour |
longiore : comparatif de supériorité de longus, a um : long | voco, as, are, avi, atum : appeler, inviter |
prope (+acc) : près de / adv. : à peu près | ignosco, is, ere, -gnovi, -gnotum : pardonner, excuser |
immortalitas, atis, f. : immortalité | dignus, a, um : digne de (+ abl.) (compar. de supériorité) |
cogito, as, are, avi, atum : penser, réfléchir | nondum : ne… pas encore |
quatuordecim : quatorze | quid : à ce que |
impleo, es, ere, -plevi, -pletum : remplir | amitto, is, ere, -misi, -missum : perdre |
illi : datif féminin singulier de ille, a, ud : pron.-adj. démonstratif | enim (toujours après le 1er mot de la phrase) : en effet |
anilis, e : de femme âgée | prudentia, ae, f. : prudence, sagesse |
minus… quam : moins… que | matronalis, e : de mère de famille |
mos, moris, m. : coutume / plur. : mœurs, | gravitas, atis, f. : gravité, sérieux |
tamen : cependant | os, oris, n. : bouche, visage |
suavitas, atis, f. : charme | vultus, us, m. : visage, expression |
puellaris, e : de jeune fille | totus, a, um : tout entier |
mirus, a, um : étonnant | virginalis, e : virginal |
verecundia, ae, f. : pudeur | exscribo, is, ere, --psi, -ptum : reproduire |
qua (abl. fém. sing.) , adj. exclamatif : quel | proinde : ainsi donc |
temperantia, ae, f. : modération, retenue | de + abl. : au sujet de / du haut de |
novissimam : superlatif de novus, a, um : nouveau, récent | dolor, oris, m. : douleur |
valetudo, dinis, f. : état de santé, bonne santé, maladie | memento : souviens-toi |
fero, fers, ferre, tuli, latum : porter, supporter | adhibeo, es, ere, -hibui, -bitum : employer |
medicus, i, m. : médecin | solacium, ii, n. : consolation |
obsequabatur : elle obéissait | quasi : comme |
adhortabatur : elle encourageait | castigatorius, a, um : avec un air de reproche |
ipse, ipsa, ipsum : même, moi-même, toi-même, etc | nimis : trop |
destituo, is, ere, -stitui, -stitutum : abandonner | fortis, e : fort |
mollis, e : doux |
1. Qua puella nihil umquam festivius, amabilius, nec modo longiore vita sed prope immortalitate dignius vidi. (Je n’ai jamais rien vu de plus gracieux que cette jeune fille, de plus aimable, ni de plus digne non seulement d’une vie plus longue, mais presque de l’immortalité.)
Les adjectifs en caractères gras sont employés au comparatif de supériorité.
a- En t’appuyant sur le vocabulaire, sépare le suffixe de comparatif du radical de l’adjectif :
§ festivius :
§ amabilius :
§ longiore :
§ dignius :
b- Indique pour chacun des adjectifs à quel mot il se rapporte, puis déduis-en son cas, son genre et son nombre :
§ festivius : se rapporte à Þ
§ amabilius : se rapporte à Þ
§ longiore : se rapporte à Þ
§ dignius : se rapporte à Þ
c- La forme longiore peut te permettre de rapprocher la déclinaison du comparatif d’une déclinaison nominale que tu connais. Laquelle ?
d- Sachant que le comparatif se décline comme l’adjectif vetus, -eris (déjà étudié), décline le comparatif longior dans ton cahier de groupe.
e- Observe de nouveau la phrase latine :
§ Quel est le complément du comparatif festivius ?
§ A quel cas est-il employé ?
2. Tristissimus haec tibi scribo / novissimam valetudinem tulit
Les adjectifs en caractères gras sont au superlatif de supériorité.
a- En t’appuyant sur le vocabulaire, sépare leur radical du suffixe de superlatif :
§ tristissimus :
§ novissimam :
b- Indique pour chacun des adjectifs à quel mot il se rapporte, puis déduis-en son cas, son genre et son nombre :
§ tristissimus : se rapporte à Þ
§ novissimam : se rapporte à Þ
c- Observe les désinences des deux adjectifs. De quelle classe d’adjectifs le superlatif suit-il la déclinaison ?
Jam destinata erat egregio juveni, jam electus (erat) nuptiarum dies, jam nos vocati (eramus). (Elle avait déjà été destinée à un jeune homme distingué, le jour des noces avait déjà été choisi, déjà nous avions été invités.)
a. Comment avons-nous traduit les formes verbales en gras ? Analyse les formes verbales françaises.
§ destinata erat : Þ
§ electus erat : Þ
§ vocati eramus : Þ
b. A quel temps du verbe sum correspondent les formes erat et eramus ?
c. Que sont les formes verbales destinata, electus, vocati ? Observe les temps primitifs de ces verbes dans le vocabulaire ?
d. Observe la phrase latine et sa traduction, et justifie les terminaisons des trois formes ci-dessous ?
§ destinata :
§ electus :
§ vocati :
e. En t’appuyant sur les réponses que tu viens de donner, conjugue le verbe amo au plus-que-parfait passif, dans ton cahier de groupe.
f. Maintenant, essaie de déduire de ce que tu viens de faire la conjugaison du parfait et du futur antérieur passifs du verbe amo (dans ton cahier de groupe).
a- De quel mot du texte latin rapproches-tu les termes français suivants ? (Tu consulteras le dictionnaire pour les mots dont tu ne connais pas le sens.) : défunt ; complet, compléter, complément ; annihiler ; oral, oralement ?
b- Que signifie « mentir sans vergogne » ? De quel mot latin du texte est issu « vergogne » (cf. l’espagnol « vergüenza » : honte, dignité) ?
c- Que signifie le mot latin « memento » ? Qu’appelle-t-on un mémento ?
d- Quel verbe familier français dérive du latin « cogitare » ?
e- « Castigatorius » est un adjectif dérivé du verbe « castigare ». Sachant que « chaleur » dérive de « calor », « chambre » de « camera », « charbon » de « carbo », « charnel » de « carnalis », « châtrer » de « castrare », trouve le verbe français dérivé du latin « castigare » (cf. to castigate, to chastise en anglais).
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En apparence, le questionnement concernant la langue qui vient d’être présenté n’est pas d’une nouveauté manifeste. Mais en y regardant de plus près, l’on constatera qu’il n’est pas conçu seulement pour faire découvrir un fait de langue – que le professeur expliquera par la suite – ainsi que le proposent nombre de manuels scolaires. Bien plus, l’élève est invité à construire lui-même son savoir, par le jeu de l’analyse, de l’induction et de la déduction. La finalité des activités de raisonnement dans lesquelles s’impliquent les groupes d’élèves est de les conduire d’une part à maîtriser les notions concernées, si possible sans l’intervention du professeur, et d’autre part à élaborer eux-mêmes le contenu de la leçon. On peut même aller jusqu’à leur faire rédiger en groupes ce qui constituera la leçon à mémoriser. Cela n’empêche pas le professeur de compléter la synthèse des élèves : ce serait le cas, notamment, pour la première des activités grammaticales exposées, qui devrait être augmentée, selon les besoins, de remarques concernant le complément du comparatif et du superlatif ou encore les formations irrégulières. De plus, tous les faits de langue ne se prêtent pas également à une construction autonome des savoirs à maîtriser ; mais l’expérience nous a convaincu que c’est très souvent possible, à condition de se donner comme objectif l’élaboration d’une telle démarche lors de la préparation du cours, et aussi de choisir avec soin un corpus adéquat.