Les inscriptions funéraires

 

« la civilisation à partir des textes »

 

une séquence proposée  par Marc Campana, professeur de lettres classiques au collège de Friville-Escarbotin (80)

 

 

 

Proposer à des élèves de collège la lecture, puis la transcription et la traduction d’inscriptions funéraires présente le double avantage de les confronter à un emploi somme toute assez stéréotypé de la langue (le lexique notamment) et de les intéresser à des questions touchant à la civilisation que l’on n’a pas toujours l’opportunité d’évoquer lorsqu’on travaille sur des textes littéraires. C’est aussi l’occasion de les initier modestement à l’épigraphie latine. Notre choix s’est porté sur des inscriptions funéraires, pour surprendre les élèves ; car leur expérience, même limitée, de ce genre d’écrit aujourd’hui, les a conduits à penser qu’il n’y a pas matière à s’arrêter bien longtemps sur une telle « littérature ». En effet, quoi de plus pauvre en informations qu’une épitaphe ? Méfions-nous des apparences, cependant…

 

 

La présence de l’au-delà

 

 

« Aujourd’hui, en France, les cimetières constituent dans leur très grande majorité un monde clos, à l’abri des regards. Cachés derrière de hauts murs ou dissimulés par des rangées d’arbres, ils n’ouvrent qu’à heure fixe.

Le monde romain offre une autre vision du monde des morts ; le long des axes de circulation, à la vue de tous, le paysage périurbain se caractérise par la présence des nécropoles collectives et des tombeaux individuels ou familiaux. L’univers des morts enserre celui des vivants, et entre eux se créent des liens.

Les défunts ne sont pas discrets, ils s’adressent même aux vivants. « Voyageur, lis ceci : que la terre lui soit légère », « Fais moi revivre par ta voix, ô toi l’inconnu qui liras ces lignes » ou encore « Arrête un peu tes pas, voyageur, apprends, en lisant mon inscription, quel fut mon sort funeste ».

Ces interpellations prouvent le souci de coexistence de deux mondes qui ne s’ignorent pas mais nouent entre eux l’esquisse d’un dialogue. »

                                               [Paul Corbier, L’épigraphie latine)

 

 

Comme nous allons le voir dans la séquence qui suit, arrêter son regard sur les inscriptions qui perpétuent la mémoire d’un mort, gravées sur des sépultures de marbre, des cippes, des autels, etc., c’est aussi retrouver le monde des vivants avec ses partitions sociales, ses activités, ses croyances religieuses, ses liens affectifs.

 

 

 

 

m careievs m l asisabisio

vivos sibi fecit et careie

nigellae et careieae m f tertiae

[.]nor vi mater cvm gnata

[.]aceo miserabile fato qva[.]

pvra et vna dies detvlt a[.]

cinere[.]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AE 1908, 186

 

Marcus Careieus Marci libertus Asisabisio vivus sibi fecit et Careieae Nigellae et Careieae Marci filiae Tertiae annorum sex.

Mater cum gnata jaceo.

Miserabili fato, quas pura et una dies detulit ad cineres.

 

 Marcus Careieus Asisabisio, affranchi de Marcus, a fait construire [ce tombeau] de son vivant pour lui-même et pour Careiea Nigella et Careiea Tertia, fille de Marcus, âgée de six ans.

Moi, la mère, je repose avec ma fille.

Par une triste fatalité, un jour serein, un seul, les a emportées en cendres.

 

On peut tout d’abord s’arrêter sur la dénomination du personnage, Marcus Careieus Asisabisio, et rappeler que depuis la fin du IIe siècle avant notre ère, il est devenu habituel de se nommer, dans les actes officiels, à l’aide des tria nominapraenomen, nomen, cognomen – même si dans les inscriptions le prénom est peu à peu abandonné sous l’Empire.

Les prénoms étaient peu nombreux chez les Romains – à peine vingt – et avaient donc un rôle secondaire, ne permettant pas de différencier les individus les uns des autres. C’est le neuvième jour après sa naissance – le huitième pour les filles – que le garçon recevait son prénom, qui était aussi celui de son père s’il était l’aîné. Si le jeune garçon conservait généralement son prénom, ce n’était pas le cas des jeunes filles, qui le portaient rarement. Dans les inscriptions, il est toujours abrégé : ici, M. pour Marcus.

            Le nom, ou gentilice, est celui de la gens, il est héréditaire. Les femmes mariées conservent le gentilice de leur père.

            Le surnom reprend à l’origine une particularité physique, morale, sociale, etc. de l’individu. Il peut être personnel, mais aussi héréditaire.

            Le dédicant de notre inscription est un affranchi – libertus, abrégé en L - d’un certain Marcus. Et à ce titre, il a emprunté le prénom et le nom de son ancien maître. Puisqu’il a le droit de porter les tria nomina, il a certainement reçu la citoyenneté romaine avec la liberté. Quant à ce qui lui sert de surnom, Asisabisio, c’est vraisemblablement son ancien nom d’esclave. Dans les inscriptions, il était habituel que la mention affranchi de X se place entre le nom et le surnom de l’affranchi en question.

Les dénominations de la – présumée - femme et de la fille de Marcus Careieus Asisabisio ne manquent pas d’intérêt non plus. En effet, le nom Careiea , féminin de Careieus, ne peut être issu de celui du dédicant. Car, à supposer qu’il s’agisse de son épouse, il n’a pas pu lui transmettre son nomen, puisqu’une femme portait le nom de son père et non celui de son mari. On pourrait penser que cette Careiea est la fille de l’ancien maître d’Asisabisio, que ce dernier a pu épouser après son affranchissement. Les deux porteraient le nomen de Marcus Careieus, l’une parce qu’elle est sa fille, l’autre parce qu’il est son ancien esclave. Toutefois, la dénomination Nigella nous amène à penser que cette femme est elle-même une affranchie de Marcus Careieus, comme le dédicant, et que Nigella est son ancien nom d’esclave. Quant à la petite Careiea Tertia, elle pourrait être la troisième fille du couple d’affranchis.

            Alors, on se prend à essayer de reconstruire quelques lambeaux de la vie de ces personnages. Un certain Marcus Careieus avait deux esclaves, Asisabisio et Nigella auxquels il a offert la liberté, avec – et c’était une clause qui dépendait entièrement du maître – la possibilité de se marier, le jus connubii. Ces deux affranchis auraient eu au moins trois filles, dont la troisième s’appelait Tertia. Tristement, le même jour, la mère et la fille trouvèrent la mort…

            Un autre aspect de ce « genre » qu’est l’inscription funéraire, tient aux niveaux d’énonciation utilisés. En effet, on relève le plus souvent des énoncés de ce que l’on pourrait appeler énonciation « zéro », dans lesquels l’inscription semble parler d’elle-même, apportant des informations sur les personnages en cause, dédicant et défunt(s), ici : Marcus Careieus Marci libertus Asisabisio vivus sibi fecit et Careieae Nigellae et Careieae Marci filiae Tertiae annorum sex. Il n’est pas rare que s’ajoutent des propos attribués au défunt lui-même, comme celle que nous trouvons dans notre inscription : Mater cum gnata jaceo. Quant à la dernière « phrase », Miserabili fato, quas pura et una dies detulit ad cineres, ne serait-ce que pour la note affective du groupe miserabili fato, on pourrait penser qu’elle est l’expression de la douleur du mari et père, douleur qu’il livre à la vue du passant, pour la postérité.

 

 

 

 

 

 

 

c ivl valerivs vet l x g

vivus fecit s et sept

flore conivgi p k an l

et ivlio floro filio k an v

 

I.   

  
 

AE 1891, 37

 

Caius Julius Valerius veteranus legionis decimae Geminae, vivus fecit sibi et Septimiae Florae conjugi piae karissimae annorum quinquaginta, et Julio Floro filio karissimo annorum quinque.

 

 Caius Julius Valerius, vétéran de la dixième legion “Gemina” a fait construire (ce tombeau) de son vivant, pour lui-même, pour sa dévouée épouse bien aimée Septimia Flora, âgée de cinquante ans et pour son fils bien aimé Julius Florus, âgé de cinq ans. 

 

 

Cette inscription, comme d’autres que nous verrons, comporte quelques abréviations qu’il ne nous est possible de restituer qu’avec une certaine habitude, mais qui ne posaient aucun problème d’interprétation aux anciens Romains en raison de leur fréquence dans les inscriptions.

 

On peut faire remarquer que les légions romaines se distinguaient par un numéro et un surnom. On leur donnait soit un qualificatif évoquant leur vaillance (Fortis, « Courageuse » ; Victrix, « Victorieuse ») soit un surnom tiré de celui d’un empereur (Augusta), soit une dénomination se rapportant à une région de l’Empire (Parthica, Gallica). Plusieurs légions portaient le surnom de Gemina, avec des numéros différents.

Caius Julius Valerius est un vétéran de l’armée romaine, c’est-à-dire qu’il ne sert plus dans l’armée active. Sous l’Empire, un soldat servait vingt ans dans la légion, plus cinq ans en tant que vétéran. Notre personnage est arrivé à l’âge de la retraite - honesta missio – et a certainement reçu une somme d’argent ou un morceau de terre. De plus, comme les légionnaires n’avaient pas le droit de se marier pendant leur service, il a également obtenu le droit d’épouser Septimia Flora. Chaque fois que l’honesta missio est donnée à un groupe de militaires, un décret est affiché au Capitole, mentionnant les noms des soldats qui ont reçu le droit au mariage ou la citoyenneté romaine, et chaque soldat est destinataire d’une copie gravée sur une tablette de bronze. 

Mais peut-être, comme c’était souvent le cas, C. Julius Valerius avait-il fondé, pendant ses vingt ans de service, une famille irrégulière dans sa ville de garnison, et a-t-il transformé, la retraite venue, son concubinage en mariage légal, en reconnaissant les éventuels enfants qui étaient nés de cette union. Alors, sans doute Septimia Flora a-t-elle dû vivre – comme le suggèrent les sources archéologiques – à proximité du cantonnement de son concubin, dans une cabane ou une maison édifiées dans ces sortes d’agglomérations civiles, appelées canabae, que l’on rencontrait au voisinage des camps militaires.

Un indice nous amène à nous interroger sur les origines de notre légionnaire. Comment un obscur soldat peut-il porter le nom de la vénérable gens Julia ? Nous savons que sous l’Empire le gentilice impérial était traditionnellement adopté par les nouveaux citoyens et les affranchis impériaux, c’est-à-dire les esclaves publics ou appartenant à la famille impériale qui avaient été affranchis par l’empereur. Il arrivait même que des pérégrins, hommes libres non-citoyens romains, adoptent indûment un gentilice romain, en transformant leur nom en cognomen, abus certainement fréquent, puisque l’empereur Claude a été amené à le dénoncer. Par contre, quand un pérégrin recevait la citoyenneté romaine, l’usage voulait qu’il adopte les prénoms et noms de son bienfaiteur. Cela explique, par exemple, la fréquence des dénominations Caius Julius ou Titus Flavius – d’ailleurs tellement récurrentes que le nomen était abrégé, dans les inscriptions, en Iul(ius) ou Fl(avius) – qui indiquent que ce privilège a été reçu de l’empereur.

Quoi qu’il en soit, Caius Julius Valerius pourrait-être un  ancien pérégrin ou fils de pérégrin ou encore un fils d’affranchi né libre (ingenuus), c’est-à-dire jouissant de la citoyenneté à part entière. A moins qu’il ne soit issu d’une cité à laquelle César – Caius Julius Caesar – aurait attribué la civitas. Bien sûr, il n’est pas nécessaire de parvenir à une élucidation complète des informations que livre une inscription, d’autant que manquent, dans le cas qui nous occupe, datation et localisation, mais de proposer des hypothèses qui ne soient pas en désaccord avec les connaissances de la civilisation latine dont nous disposons.

 

  

 

 

 

 

 

d m s

memoriae doridis

infelicissimae qvae incredi

bili svbitanea vi ignis deperit

[.]nnos aetatis vii dieb xxii

fecit licinia hedone

[.]rona o t b q t t l s

 

II.

     
 

AE 1988, 117

 

Diis Manibus sacrum. Memoriae Doridis infelicissimae quae incredibili subitanea vi ignis deperiit, annos aetatis septem diebus viginti duobus. Fecit Licinia Hedone, patrona. Ossa tibi bene quiescant. Tibi terra levis sit.

 

 Consacré aux dieux Mânes. A la mémoire de la très infortunée Doris, qui a trouvé la mort dans un incendie soudain d’une incroyable violence. Elle a vécu sept ans et vingt-deux jours. Licinia Hédoné, sa patronne, a fait édifier (ce monument). Que tes os reposent bien ! Que la terre te soit légère.

 

 

Au début de l’Empire, le tombeau prend une signification plus religieuse que par le passé, et l’inscription est conçue comme une dédicace aux Dieux Mânes, divinités collectives qui symbolisent l’esprit des morts. D’ailleurs, lors de la fête des Parentalia, du 13 au 21 février, avaient lieu des commémorations privées près des tombeaux familiaux, au cours desquelles on célébrait les Mânes. Dans l’inscription funéraire, la dédicace aux Mânes se présente en tête, en toutes lettres, Diis Manibus, ou abrégée en D M, et à partir du IIe siècle de notre ère sous la forme Diis Manibus sacrum (sous-entendu locum), « lieu consacré aux Dieux Mânes », souvent abrégé en D M S.

La dédicante de l’inscription se dit patrona et non domina de la jeune Doris, ce qui signifie que l’enfant était son affranchie ou qu’elle était fille d’une de ses affranchies. La démarche de Licinia Hedone peut surprendre des élèves, qui ont souvent des esclaves et des affranchis de la latinité une conception erronée, les imaginant toujours sous la domination brutale de leurs maîtres. Certes, un esclave est une res mobilis, un « bien meuble », totalement soumis à la volonté de son maître. Toutefois la condition des esclaves, à Rome, pouvait varier considérablement selon leur emploi et la familia à laquelle ils appartenaient. Ainsi, et sans entrer trop dans les détails, on peut distinguer les esclaves publics, qui peuvent être employés au service de magistrats, attachés à des fonctions administratives subalternes ou affectés aux tâches pénibles des travaux publics, la pire condition étant celle d’esclaves travaillant dans les mines. Quant à la domesticité privée,  elle se répartit en familia urbana et familia rustica. Cette dernière regroupe les esclaves travaillant dans les grands domaines comme ouvriers agricoles, qui étaient souvent fort mal traités, à peine mieux que le bétail. On peut rappeler que la grande révolte des esclaves menée par Spartacus (73-71 av. J.-C.) n’a entraîné pour ainsi dire que des esclaves de la campagne italienne, preuve que les groupes serviles urbains ne se sentaient pas aussi concernés. Car la familia urbana, elle, connaît une existence beaucoup plus confortable. On y compte des esclaves chargés de la gestion de boutiques ou d’entreprises artisanales, alors que d’autres peuplent la demeure du maître où ils assument des activités tout à fait spécifiques. Et c’est dans ce dernier cas que le mot familia, qui englobe tant les parents que les esclaves, semble prendre une dimension affective réelle. L’on peut citer le cas de la jeune fille de bonne famille enlevée par des brigands, dans les Métamorphoses d’Apulée (4, 24), qui se lamente d’avoir été arrachée, entre autres, à de si chers esclaves nés dans la maison (tam caris vernulis).

Aussi, qu’une patrona ait fait édifier un tombeau pour une petite affranchie de sept ans, peut-être une ancienne vernula, « esclave née dans la maison de sa maîtresse », n’a pas vraiment de quoi surprendre ; d’autant moins que nombre d’affranchis ayant appartenu à la domesticité privée demeuraient très proches de leurs anciens maîtres. D’ailleurs, il n’était pas rare qu’un patron fasse élever un même monument funéraire pour les membres de sa famille et pour ses affranchis. Ainsi, dans une autre inscription parmi d’autres, on peut lire Quintus Rupilius Eucharistus conjugi et sibi, libertis libertabusque posterisque eorum, « Quintus Rupilius Eucharistus (a fait construire ce tombeau) pour son épouse, pour lui-même, pour ses affranchis et affranchies et leurs descendants ».

 Le affranchis devaient certes continuer à manifester à l’égard de leur patron une forme de déférence appelée obsequium et effectuer pour son compte un certain nombre de travaux, les operae, mais il n’était pas rare que des liens d’amitié, voire d’affection les lient mutuellement. C’est bien ce qui semble s’être produit entre Licinia Hédoné et la « très infortunée Doris » de notre inscription.

Arrêtons-nous enfin sur une formule récurrente dans les épitaphes : Ossa tibi bene quiescant. (Que tes os reposent en paix). Il ne s’agit pas seulement d’un souhait stéréotypé, mais l’indication que le corps du défunt repose vraiment dans le tombeau, et non ses cendres. Traditionnellement les Romains faisaient incinérer leurs morts, et leurs cendres étaient déposées dans une urne, mais il arrivait également que le corps du défunt soit enterré, et même systématiquement lorsqu’il s’agira de chrétiens, hostiles à l’incinération.

 

 

 

 

 

evtychiano

filio dvlcissimo

evtychvs pater

dd v a i m ii d iiii

dei servs I  Û 

ixQyc

 

IV


 

Rome, IIème siècle ap. J.-C. ?

 

Eutychiano filio dulcissimo Eutychus pater dedicavit. Vixit annum I menses II dies IIII, Dei servus Iesu Christi.  0IXQUS

 

A Eutychianus, mon fils si doux, Eutychus, son père, a dédié ce tombeau. Il a vécu un an, deux mois, quatre jours, serviteur de Dieu et de Jésus-Christ.

 

 

Il ne fait aucun doute que nous sommes en présence d’une inscription figurant sur une sépulture chrétienne.

On peut supposer que les deux mentions Û et  IXQUS n’étaient pas seulement des marques de reconnaissance des chrétiens, mais avaient une réelle signification religieuse, affirmant une croyance particulière.

0Ixqu/j (ichthus) désigne en grec le poisson. Les lettres qui forment le mot  0IXQUS sont les initiales de 0Ihsou=j Xristo/j Qeou= Ui9o/j Swth/r, que l’on peut transcrire Iêsous Christos Theou Uios Sôtêr, «Jésus Christ, fils de Dieu, sauveur ». Il arrivait que le mot lui-même soit remplacé par la représentation d’un poisson. Quant au monogramme Û, initiales liées (x « chi » + r « rho ») du mot grec Xristo/j, il s’appelle un chrisme et servait d’abréviation à Christus. Ces deux symboles étaient des manières d'emblèmes, en même temps que de véritables professions de foi.

On peut attirer l’attention des élèves sur le fait, qui ne leur paraîtra peut-être pas évident, que l’inscription ne débute pas par une adresse aux Dieux Mânes, alors que cette coutume était très répandue dans la latinité profane depuis le début de l’époque impériale. Mais la religion chrétienne était alors en rupture complète avec les croyances païennes, bien que ne fût pas très lointain encore le temps où elle intégrerait certains aspects du paganisme, lorsqu’elle chercherait par exemple à « christianiser » des fêtes ou des rites du vieux monde romain. Quoi qu’il en soit, il n’était pas rare qu’un texte funéraire chrétien débute par l’expression Dis Manibus (abrégée le plus souvent en D M), mais elle « était devenue sans doute le simple synonyme de lieu intangible, protégé par la loi, comme l’étaient toutes les tombes selon la jurisprudence romaine, sans plus aucune référence à la dédicace païenne » (Danilo Mazzoleni)

Un détail peut paraître curieux : Le dédicant se nomme par le seul Eutychus. Même si à partir du IIe siècle ap. J.-C., l’usage du praenomen était tombé en désuétude, on s’attendrait pour le moins à trouver un nomen. Or, Eutychus ne ressemble guère à un nomen, qui se terminait toujours par le suffixe –ius. Mais n’oublions pas que le personnage est un chrétien ; or les inscriptions funéraires nous apprennent que ces derniers ne portaient d’ordinaire plus qu’un unique élément nominal, le cognomen. Eutychus est un nom d’origine grecque, qui signifie « bienheureux », et, qui plus est, était le nom d’un jeune chrétien de Troas dont les Actes des Apôtres (20 : 7-12) rapportent qu’il a été ressuscité par l’apôtre Paul. De là à voir dans Eutychus un nom de baptême…

On ne manquera pas de souligner les marques d’affection et de douleur présentes dans le qualificatif dulcissimo, mais également dans le soin avec lequel est mentionné l’âge de l’enfant décédé : annum unum, menses duos, dies quattuor, qui relève d’un usage relativement fréquent même chez les non chrétiens. Quant au jeune âge du petit Eutychianus, il s’accorde avec les informations livrées par de nombreuses épigraphes cemétériales, qui prouvent que la mortalité infantile était à l’époque très élevée.

Un détail peut être encore relevé : la manière de noter quattuor par le chiffre IIII. Nous sommes évidemment plus familiarisés avec la notation « IV ». En fait, chez les Romains, les deux notations étaient en concurrence, la première étant certainement la plus ancienne. En effet, elle est une trace que la numération romaine a d’abord été régie par l’unique principe d’addition. Ainsi, I+I = 2, V+I+I+I = 8, X+X+X+X = 40, etc. Ce n’est que secondairement que les Romains ont compliqué leur système « en y introduisant la règle selon laquelle tout signe numérique placé à gauche d’un chiffre de valeur supérieure s’en retranche » (Georges Ifrah). Cependant, les données épigraphiques font état des deux usages : XVIIII ou XIX pour 19, XXXX ou XL pour 40. Certaines inscriptions datant de l’époque républicaine reproduisent même un usage du système soustractif, peut-être vulgaire, allant jusqu’au retranchement de deux éléments : XXIIX pour XXVIII (28).

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memor aetern

clod evporiae ann

xxxx dies xxviii

castae et abstinentis bonae

indolis matronae nec alie

ni cvpida par opinionis svae

sancta in conivge pia qvoq

natae famvlisq benigna

obseqventissima dignis hanc

omnis aetas amavit qvae mv

tata patria casv rapta mane[.]

 

V


 

CIL 02, 07, 439

 

Memoriae aeternae Clodiae Euporiae, annos XXXX  dies XXVIII, castae et abstinentis, bonae indolis matronae ; nec alieni cupida, par opinionis suae, sancta in conjugem, pia quoque, natae famulisque benigna, obsequentissima dignis. Hanc omnis aetas amavit. Quae mutata patria casu rapta manet.

 

 A la mémoire éternelle de Clodia Euporia, quarante ans et vingt-huit jours, chaste et réservée, femme dotée d’un caractère bienveillant ; elle ne fut pas envieuse d’autrui, elle fut équilibrée dans ses opinions, irréprochable envers son mari, dévouée également, bienveillante pour sa fille et ses serviteurs, très complaisante envers ceux qui en étaient dignes. Toute sa génération l’a aimée. Elle demeure ici, ayant changé de patrie et emportée par le malheur. 

 

 

            Aux IIIème  et IVème siècles, la dédicace aux dieux Mânes, se trouve remplacée par diverses formules – ou leur est associée – notamment Memoriae aeternae, « A la mémoire éternelle ». L’on peut d’ailleurs remarquer que cette dernière est toujours de mise dans les inscriptions funéraires des sociétés christianisées.

            On ne peut qu’être touché par l’éloge adressé à Clodia Euporia, même s’il n’est pas exclu que certaines formules stéréotypées soient à mettre au compte du lapicide plutôt que dictées par le dédicant. Quant à ce dernier, il est curieux qu’il ne se nomme pas dans l’épitaphe, ce qui permet de douter qu’il s’agisse du mari lui-même. Quoi qu’il en soit, ce sont surtout les qualités d’épouse et de mère de Clodia Euporia qui sont mises en avant. On peut supposer qu’elle formait, avec son mari et sa fille, une famille heureuse et unie. La nature de ces liens familiaux – dont les inscriptions funéraires se font souvent l’écho – ont certainement de quoi surprendre des élèves qui se font fréquemment une autre idée des mœurs romaines. En effet, lorsque est évoqué le statut du paterfamilias, on songe plus volontiers à la toute-puissance, la Patria potestas, que le père exerce sur sa famille et à son droit de vie et de mort sur tout ce qui vit sous son toit, esclaves, femme et enfants. C’est oublier qu’au cours des siècles, cette situation s’est considérablement tempérée, même si elle demeure en vigueur dans le droit, et que les liens familiaux des Romains, à la fin de la République et sous l’Empire ne sont pas très éloignés de ceux que nous connaissons aujourd’hui.

            La littérature et l’épigraphie nous apprennent qu’il existait des mariages heureux, et que la femme pouvait y être sincèrement honorée. Cette dernière n’est généralement plus, sous l’Empire, la matrona à la fonction essentiellement procréatrice, définie comme telle par les anciens textes juridiques en raison de sa frivolité et de son incapacité à se maîtriser. Au IIIe siècle, le célèbre jurisconsulte Ulpien écrira : « Ce qui fait le mariage, ce n’est pas l’union sexuelle, c’est l’affection. » (Commentaire sur Sabinus) Et son élève Modestin de renchérir en précisant que « le mariage est l’union de l’homme et de la femme et une communauté de vie, la mise en commun du droit divin et humain. » (1er livre des Règles) Plus d’un siècle auparavant, Pline le Jeune, malgré ses airs de suffisance, a laissé un beau témoignage de l’attachement qui le liait à sa femme Calpurnia : « En elle la plus vive intelligence s’allie à la plus parfaite conduite ; elle m’aime et c’est une preuve de sa vertu. Elle a de plus le goût des lettres, que lui a inspiré son amour pour moi… Elle chante même mes vers en s’accompagnant de la lyre, instruite non par un artiste, mais par l’amour, le meilleur de tous les maîtres. C’est pourquoi j’ai le plus ferme espoir que l’accord de nos cœurs durera et se fortifiera de jour en jour. » (Lettres, V, 19, trad. C. Sicard)

            Dans une inscription découverte aux environs d’Ostie (fin IIème – début IIIème siècle), un mari déplore la mort de sa jeune épouse, affirmant qu’elle l’avait rendu heureux (felicem) et qu’à ses côtés, il avait vécu les moments les plus doux de sa vie. Tel loue une épouse incomparable (uxori incomparabili), tel autre une mère de famille exceptionnelle (rara mater familias).

            Sans vouloir brosser un tableau par trop angélique de la vie conjugale chez les Romains, de l’époque impériale notamment – n’oublions pas les mœurs relâchées de nombre de femmes de la bonne société –, il ne fait pas de doute que la relative émancipation de la femme a permis des unions moins fondées sur l’intérêt et davantage sur l’estime réciproque. Car, l’épouse n’est plus aussi souvent entièrement dépendante de l’autorité de son mari, en particulier depuis la généralisation du mariage sine manu, qui la laisse sous la potestas théorique de son père, lequel l’émancipera le plus souvent, la mettant sous l’autorité d’un tuteur… dont il lui sera possible de changer si celui-ci ne lui convient plus. De plus, la femme a acquis, à la fin de la République, le droit de divorcer de son propre chef. On peut donc supposer que les couples durables l’aient été surtout grâce à leur entente harmonieuse. Valère Maxime (Ier siècle ap. J.-C.) rapporte que dans le passé, « chaque fois que s’élevait une querelle entre un mari et sa femme, ils allaient dans la chapelle de la Déesse-qui-apaise-les-maris sur le Palatin. Là, quand, à tour de rôle, ils avaient dit tout ce qu’ils voulaient, leur conflit se calmait et ils retournaient chez eux réconciliés. » (Faits et Dits mémorables, II, 1, trad. Catherine Salles). Vision un peu idéalisée, peut-être, mais qui n’en laisse pas moins transparaître cette idée que la concorde dans le mariage avait quelque importance pour les Romains.

            Ne manquons pas, enfin, de souligner que si notre Clodia Euporia est qualifiée de « chaste et réservée,… irréprochable envers son mari, dévouée », elle était également « très complaisante (obéissante) à l’égard de ceux qui en étaient dignes » (obsequentissima dignis), ce qui suppose une certaine liberté personnelle et pas seulement une soumission socialement correcte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Deae sanctae meae

Primilae medicae

l vibi melitonis f

vixit annis xxxxiiii

ex eis cvm l cocceio

apthoro xxx sine

qverella fecit

apthorvs conivg

optimae castae

et sibi

 

VI


 

ILS, 7804

 

Deae sanctae meae Primilae medicae L. Vibii Melitonis filiae. Vixit annis XXXXIIII ex eis cum L. Cocceio Aphtoro XXX, sine querella. Fecit Aphtorus conjugi optimae, castae, et sibi.

 

A ma pure déesse Primila, médecin, fille de Lucius Vibius Melito. Elle a vécu quarante quatre ans, dont trente avec Lucius Cocceius Aphtorus, sans plainte. Aphtorus a élevé cette tombe pour sa très bonne et chaste épouse, et pour lui-même.

 

 

Ici encore, l’on peut relever la marque d’affection fervente « deae sanctae meae » que le mari témoigne à son épouse décédée. Cependant, d’autres détails arrêteront l’attention des élèves, notamment l’âge qu’avait la jeune Primila au moment de son mariage : quatorze ans (vixit annis XXXXIIII ex eis cum L. Cocceio Aphtoro XXX). Pour la plupart, ce jeune âge ne manquera pas d’étonner, même si dans d’autres cultures que celle de l’Occident se pratiquent encore des mariages de très jeunes adolescentes. A Rome, l’âge légal du mariage, pour une jeune fille, était fixé à douze ans accomplis, moment convenu officiellement de la puberté (quatorze ans pour les garçons, mais ceux-ci se mariaient bien plus tard). Il pouvait arriver que l’on marie une fille impubère, mais le droit ne lui reconnaissait le statut de femme légitime, auprès de son mari, que lorsqu’elle avait atteint l’âge de douze ans.

            Dans les faits, les jeunes filles ne se mariaient pas au même âge selon le rang qui était le leur dans la société. Ainsi, les catégories sociales inférieures mariaient les filles plutôt entre treize et seize ans, parfois vers vingt ans. Dans les couches aisées de l’aristocratie, les filles étaient données en mariage le plus souvent à l’âge légal de douze ans. Par exemple, Tacite épousa Julia, la fille d’Agricola, peu après ses douze ans. Une inscription nous révèle que la petite Minicia Marcella mourut quelques jours avant son mariage, à l’âge de douze ans, onze mois et sept jours. D’ailleurs, Nous possédons un témoignage touchant la concernant, dans une lettre de Pline le Jeune, qui évoque à la fois la maturité et le caractère enfantin de cette fiancée. « Je n’ai jamais vu de jeune fille plus gracieuse, plus aimable, plus digne non seulement d’une longue vie, mais presque de l’immortalité. Elle n’avait pas achevé sa treizième année, et déjà montrait l’avisement d’une femme âgée, le sérieux d’une mère de famille, sans rien perdre du charme d’une jeune fille et de la pudeur virginale. Comme elle s’attachait au cou de son père ! (…) Quelle application, quelle intelligence dans ses lectures ! Quelle retenue, quelle réserve dans ses jeux ! Avec quelle modération, quelle patience, quel courage même elle supporta sa dernière maladie ! Elle obéissait aux médecins, elle encourageait sa sœur, son père et se soutenait elle-même, lorsque les forces l’eurent abandonnée, par son énergie morale. Elle la conserva jusqu’à la fin ; ni la longueur de sa maladie ni la crainte de la mort ne purent la briser, comme pour augmenter et aggraver encore nos regrets et notre douleur. » (Lettres, V, 16, trad. C. Sicard) L’on est ému à la lecture de cette évocation d’une jeune fille, déjà femme par sa force d’âme et toujours enfant par son besoin de jouer et ses manifestations d’amour filial. Il est certain que l’idée que soient données en mariage des adolescentes si jeunes a de quoi heurter les représentations de nos élèves ; aussi n’est-il pas inutile de s’arrêter sur cet aspect de la société romaine.

            Une autre information présente dans cette épitaphe mérite d’être commentée. Primilla est qualifiée de medica, c’est-à-dire de médecin. Il existait bien, à Rome, des femmes exerçant la médecine, dans certaines limites cependant. En effet, ces femmes-médecins étaient spécialisées dans la pratique de la gynécologie. Caelius Aurelianus (Vème siècle), traducteur du Traité de gynécologie de Soranos d’Ephèse – qui exerça la médecine à Rome au IIème siècle – explique que « le Anciens ont institué les medicae afin que les maladies des organes génitaux des femmes ne soient pas offertes aux yeux des hommes pour être examinées.» Toutefois, les textes et les données épigraphiques permettent de distinguer entre l’obstetrix et la medica. La première était une sage-femme, le plus souvent esclave ou affranchie, dont le savoir médical était fréquemment douteux si l’on en juge par certains des remèdes qu’elles administraient aux femmes qui s’en remettaient à leurs soins. Quant à la medica, elle aussi d’origine sociale modeste, elle était plus instruite et plus qualifiée que la sage-femme. Sa fonction l’amenait à pratiquer des accouchements, bien sûr, mais aussi à traiter toutes sortes d’affections gynécologiques. Certaines femmes-médecins avaient, semble-t-il, reçu un enseignement théorique auprès de médecins, mais n’enseignaient pas elles-mêmes leur art. Quant à penser que la gynécologie était, chez les Romains, essentiellement affaire de femmes, ce serait largement exagéré. Beaucoup de femmes, surtout dans l’aristocratie, faisaient appel aux services de médecins, excepté lors d’accouchements sans risques, parce qu’elles les jugeaient plus savants et plus compétents que les medicae.

            Ainsi, par ces précisions, notre Primilla prend davantage visage de femme, et il devient possible d’imaginer quelques facettes de son existence.

 

 

 

            Pour clore cette approche de l’épigraphie funéraire avec des élèves, il nous paraît intéressant de leur présenter quelques inscriptions, pour lesquelles ils devront proposer une transcription et une traduction. En voici trois, qu’il leur serait possible d’élucider en mobilisant les connaissances qu’ils ont acquises au cours de l’examen des inscriptions présentées  dans ce chapitre. Les élèves travaillent en groupe de trois ou quatre, sans aide lexicale, et doivent, dans un premier temps formuler des hypothèses sur la forme des mots abrégés et sur la traduction des inscriptions ; après quoi, la mise en commun de leurs propositions permet d’établir de manière définitive transcriptions et traductions. Les trois épitaphes sont enfin l’occasion de faire s’exprimer les élèves sur la qualité des liens familiaux qui unissaient les personnages décédés aux dédicants.

 

 

 

A/

 

 

 

D m priscvs

v a xiiii m viiii

ti Clavdivs moschvs

et Clavdia nicopolis

filio piissimo

 

 

 

 

Dis Manibus. Priscus vixit annos XIIII menses VIIII. Tiberius Claudius Moschus et Claudia Nicopolis filio piissimo.

 

Aux dieux Mânes. Priscus a vécu quatorze ans neuf mois. Tiberius Claudius Moschus et Claudia Nicopolis à leur fils très respectueux.

 

 

 

 

B/

 

 

egnatia florentina

h s e s t t l

qvod parenti facere debvit

filia id immatvre filiae

fecit pater

 

 

 

 

egnatia florentina hic sita est. Sit tibi terra levis ! quod parenti facere debuit filia id immature filiae fecit pater.

 

Egnatia Florentina repose ici. Que la terre te soit légère ! Ce que pour son père devait faire une fille, c’est ce que prématurément pour sa fille a fait un père.

 

 

 

 

 

C/

 

 

 

d m s

ivliae satvrinae

ann xxxxv vxori incomparabili

medicae optimae mvlieri sanctissimae

cassivs philippvs maritvs ob merita

h s e s t t l

 

 

 

ILS, 7802

 

Dis Manibus Sacrum. Juliae Saturinae annorum XXXXV uxori incomparabili medicae optimae mulieri sanctissimae. Cassius Philippus maritus ob merita. Hic sita est. Sit tibi terra levis.

 

Consacré aux dieux Mânes. A Julia Saturina, âgée de quarante cinq ans, épouse incomparable, excellent médecin, femme très vertueuse. Cassius Philippus (lui a fait élever cette stèle) pour ses mérites. Elle repose ici. Que la terre te soit légère !

 

 

 

 

Pour conclure…

 

            Quand nous avons présenté cette séquence à nos élèves, certaines filles se sont montrées réticentes – à juste titre, nous semble-t-il – parce que le thème en était trop grave. D’autres ne voyaient pas d’intérêt à lire des « inscriptions de cimetières ». Mais peu à peu, ils ont été captivés par les révélations, les interrogations, les hypothèses dont étaient porteurs ces textes apparemment pauvres. Les questions qu’ils posaient dépassaient même parfois le cadre strict des informations civilisationnelles que nous nous étions fixé. Parmi les sujets les plus plébiscités : le sort des esclaves, le statut des affranchis, les relations parents-enfants et le mariage. On est bien loin d’une contemplation morbide de la mort… Et c’était le but poursuivi. Le plus intéressant à notre sens, c’est que de ces textes gravés sur la pierre froide nous ayons pu extraire de  l’humain et de la vie.